Le portrait de Jorge Luis Borges
[Ce texte a
été publié la première fois sur le blog
du journal Le Monde le 2 janvier 2013]
Ce jour-là, le 22 octobre 1977, j’errais
du côté de la rue Dauphine, bien connue à l’époque car l’agence Magnum y avait
ses locaux. Je m'étais laissé dériver vers la rue des Beaux-Arts. Au numéro 13 se
trouve L'Hôtel – sans nom plus particulier – où l'écrivain irlandais
Oscar Wilde mourut dans le dénuement le 30 novembre 1900, âgé de seulement
46 ans. La rue d'ordinaire calme était quelque
peu agitée à mon arrivée. J'avais aussitôt pensé à un fait divers car des
photojournalistes allaient et venaient. Je demandais à l'un d'eux ce qui se
passait. Il remarqua le Leica CL que je tenais à la main et, méfiant, il me
répondit par une autre question : étais-je en assignation, c'est-à-dire
envoyé par une agence ou un journal concurrent, ou seulement en errance ?
Je lui répondis que je ne faisais que passer inopinément. Il m'apprit alors la
cause toute cette agitation : l'écrivain Jorge Luis Borges était à L'Hôtel
où il tenait une conférence de presse. L'information était d'importance car il
passait très rarement à Paris. C'était pour moi l'occasion sans doute unique
d'approcher un écrivain dont j'avais énormément apprécié l'œuvre et son univers
fantastique, notamment la fabuleuse Bibliothèque
de Babel. Au moment où j'appris sa présence dans L'Hôtel, ce n'est plus le
photographe qui réagissait, mais le lecteur désireux de rencontrer un auteur. Il n'y avait heureusement aucun service
d'ordre. Il me fut facile d'entrer dans l'hôtel et de rejoindre le petit salon
très sombre où l'écrivain aveugle se prêtait de bonne grâce aux flashes des
photographes. Près de lui se tenait sa secrétaire María Kodama,
elle-même écrivaine et traductrice, et sa légataire. J'avais bien l'intention de réaliser un
portrait de Jorge Luis Borges mais techniquement, les conditions ne s'y
prêtaient guère. J'avais pour seul matériel le Leica CL, équipé d'un objectif
de Mon Leica CL en fin de
carrière. J'optais pour une solution
hasardeuse : « emprunter » l’éclair d’un flash d'autrui, à son
insu mais de mon plein gré. La technique était simple : je
réglais la vitesse en pose B – comme Bulb,
la poire pneumatique des déclencheurs d'il y a un siècle – et je fermais
le diaphragme à f/11. Étant donné l'obscurité qui régnait dans lieux tapissés d’un
sombre velours rouge bordeaux, je pouvais me permettre d'exposer pendant
quelques secondes en attendant qu'un éclair parte d'un flash utilisé par l'un
des nombreux autres photographes. Je m'étais bien sûr efforcé
d'immobiliser l'appareil photo, les bras calés contre un dossier de fauteuil
vide, la respiration bloquée. Les flashes n'étaient pas très nombreux, en tous
cas bien moins que les rafales qui fusent dès qu'une rock-star montre le bout
de son nez. Il en partait un toutes les dix ou quinze secondes. À ce moment, je
relâchais le déclencheur, j'avançais la pellicule avec levier dont la douceur
fait le charme du Leica, j'en profitais pour reprendre une inspiration et, de
nouveau calé contre le fauteuil, le doigt immobilisé sur le déclencheur,
j'attendais le prochain éclair. Un photographe de presse ne tarda pas à
remarquer mon manège. Furieux de partager sa lumière, il me foudroya du regard
et changea d'emplacement. Cela ne prêtait pas à conséquence car d'autres
photographes qui n’avaient pas encore remarqué mon manège illuminaient de temps
en temps la scène. Je pris ainsi une bonne quinzaine de
vues exposées au petit hasard. Avec un peu de chance, l'une ou l'autre devait
être exploitable. Le soir même, je développais le film
avec d’autres pris ce jour-là. Comme je l'avais mentionné, il n'était pas
question d'appliquer un traitement particulier aux photos prises dans L'Hôtel.
En principe, étant donné la puissance des flashes des photographes de presse
– c'était la grande époque des torches Rollei –, l'écrivain devait
être abondamment illuminé. Sur le négatif révéla, son visage était très
surexposé. Il y avait cependant du détail dans les densités maximales, mais le
tirage allait s'annonçait délicat. Inutile de préciser qu'avec un appareil
photo numérique, il n'y aurait pas eu grand-chose de récupérable. Dans des
conditions aussi extrêmes, la plage dynamique du négatif noir et blanc reste
irremplaçable. Autour du visage de Borges, le costume
sombre et le décor étaient mieux posés. Mais en raison de la pose longue précédant
le flash, le décor était très bougé. Ce n'était pas rédhibitoire, loin de
là : le mélange de flou de bougé et de visage net pouvait être
graphiquement intéressant. La planche-contact du
film révèle des contrastes extrêmes. Le film engagé dans le passe-vue de l’agrandisseur,
je réglais la mise au point sur le grain du film dans les parties pas trop
denses. Alors que quelques secondes de pose étaient suffisantes pour le décor peu
exposé, il fallut poser une à deux minutes pour le visage, en protégeant les
parties claires du négatif avec les mains. Il ne resta plus qu'à fixer les tirages,
les laver et les sécher. L'histoire aurait pu s'arrêter là, avec le plaisir
d'avoir obtenu de beaux portraits de l'un de mes auteurs préférés, mais le
hasard, qui avait déjà bien fait les choses, se remit de la partie. C'était l’âge d’or, aujourd'hui révolu,
des agences de presse. Quantité de petites agences tentaient leur chance. Je
travaillais avec Sépia, qui ne dura pas bien longtemps. Lorsque le responsable photo vit mes tirages,
il en mesura aussitôt l'intérêt. Par des canaux tortueux, une
« taupe » chez Magnum qu’il connaissait, il avait appris que le Nouvel
Observateur publierait la semaine d’après un reportage sur l'exceptionnelle
visite de Jorge Luis Borges à Paris, et son interview par Jean-Claude
Guillebaud, un journaliste très connu à l’époque. Dans l'heure qui suit, le vendeur de
chez Sépia déposait mes photos sur le bureau de la rédaction du Nouvel Observateur
qui fut plus que séduite par les effets de bougé. L'atmosphère de mes images
correspondait parfaitement à l'univers fantastique de l'écrivain. C’est l’une
de ces photos que voulait absolument l’hebdomadaire, peu importe qui les avait
prises. Et tant pis pour la commande confiée à l’agence Magnum. C'est ainsi que le lundi suivant, ma
photo fut publiée en pleine page, ouvrant le long article consacré à l’écrivain
argentin. La photo publiée par le
Nouvel Observateur. Le jeune photographe que j'étais ne
pouvait qu'être flatté par une parution aussi prestigieuse, tant par le sujet
que par le support. En revanche, cette parution suscita la furie du photographe
de chez Magnum auquel le Nouvel Observateur avait confié la commande. Il dû se
contenter d’une seule petite photo en quart de page, montrant l’écrivain et le
journaliste. Une miette. N'importe qui aurait détesté se faire doubler ainsi,
même si dans la chaîne des décisions, j'étais le maillon le plus éloigné, bien
que le plus décisif. Ce photographe n'était autre que Guy Le
Querrec, qui était déjà un grand photographe, célèbre et abondamment publié. Furieux,
il lut le crédit photo – Bernard Jolivalt/Sipa – et téléphona aussitôt
à Gökşin Sipahioğlu, le directeur de l’agence, pour exiger sur le
champ des explications. Il jura qu’il n’y était pour rien et qu’il ne
connaissait pas ce photographe qui ne faisait pas partie de la maison. Hélas pour l’agence Sépia, qui aurait
bien voulu bénéficier de la notoriété d’une parution de prestige dans le Nouvel
Observateur, le maquettiste s'était trompé dans le crédit photo. Il fallait
lire Bernard Jolivalt/Sépia. Pour Guy Le Querrec, l’affaire en resta là. Quelques jours plus tard, je me rendis à
l'assemblée générale de la FAPC (Fédération des Associations de Photographes Créateurs),
une association professionnelle qui fut l'ancêtre de l'UPP (Union des
Photographes Professionnels), lorsque ma femme me fit signe de regarder à gauche.
Il y avait une chaise vide, une chaise vide et une chaise occupée par Guy Le Querrec
qui ne se doutait pas que l’unique objet de son ressentiment était presque à
portée de main. Guy Le Querrec et Hans Silvester
photographiés au Mans en 2014. |